Images visuelles et images textuelles dans La Nuit américaine de François Truffaut

Article transdisciplinaire de Véronique Bonnet, professeur de philosophie-culture générale, et Grégory Chadufau, professeur de mathématiques, en classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE), filière EC (la filière qui conduit aux grandes écoles de management), au Lycée Janson de Sailly à Paris

Pour Thotis

La Nuit américaine est un film de François Truffaut, dans lequel lui-même interprète le rôle d’un cinéaste nommé Ferrand. Ce qui constitue une mise en abyme puisqu’on le voit tourner un film dans son propre film, statut ambivalent qu’il partage avec les autres membres de la distribution qui sont simultanément acteurs du film de Truffaut et membres de l’équipe de tournage de Ferrand.

Un film.

Un film sur l’amour. Un film sur l’amour des images. Un film physique sur l’amour des images. Un film physique sur l’amour des images dont l’objet est absent aux sens. Un film physique sur l’amour des images dont l’objet est absent aux sens mais dans dont le sens est présent. Des images pleines d’amour, sensorielles ou textuelles, qui se conjuguent ou se confrontent. Des images pleines d’amour, sensorielles et textuelles, qui se conjuguent. Des images pleines d’amour, sensorielles et textuelles. Des images pleines d’amour. Des images pleines. Des images.

Un film sur l’amour.

Ferrand, bien sûr, n’est pas seulement l’un des personnages principaux du film. Il est aussi, sans doute, le porte-parole de Truffaut, son alter ego. Or celui-ci annonce son intention de tourner un jour Les Salades de l’amour. Ce que fera effectivement Truffaut, puisque ce titre sera celui du roman de son héros récurrent Antoine Doinel dans L’Amour en fuite.

« L’amour est le sujet des sujets. […] Les autres sujets ne m’intéressent pas. Chaque cas mérite un film, et je pourrais tourner vingt-cinq fois les mêmes scènes avec des personnages différents. Des films sur l’amour, j’en ai une trentaine dans la tête. »

Un film sur l’amour des images.

Se sentir plus vivant est une expérience originaire à laquelle l’enfant Truffaut a eu accès. Paradis perdu d’Abel Gance était son premier souvenir cinématographique, faisant de lui un cinéphile, un amoureux fervent des images animées. Tous ses films d’amour, comme Baisers volés, au titre explicite, s’enracinent dans des photos volées. Dans La Nuit américaine, Ferrand fait un rêve récurrent dans lequel il se revoit jeune garçon, marchant de nuit dans la rue avec une canne. Celle-ci lui permet de crocheter le présentoir où sont punaisées les images des films derrière les grilles des cinémas. Les images volées sont celles du film d’Orson Wells, Citizen Kane. Film phare du cinéma, chef-d’œuvre des chefs-d’oeuvres, où un magnat de la presse énonce un mot mystérieux avant sa mort, rosebud, bouton de rose, trace mnésique qui renvoie à un cruel souvenir d’enfance et opère comme métaphore de la vie qui s’ouvre, vert paradis.

Un film physique sur l’amour des images.

Truffaut disait de son film Les deux Anglaises et le Continent :

« J’ai senti le besoin d’aller plus avant dans la description des émotions amoureuses, un peu plus loin qu’on ne va d’ordinaire. Il existe parfois en amour une vraie violence des sentiments, c’est cela que j’ai voulu filmer. […] Pour résumer cette tentative en une phrase, j’ai essayé de faire non pas un film d’amour physique, mais un film physique sur l’amour. »

A propos de La Nuit américaine, Truffaut, via Ferrand, insiste sur la dimension matérielle de la fabrication d’un film auquel tous les corps de métier participent. Régisseur, accessoiriste, acteurs, maquilleuse, scripte, producteur, cascadeur. Au metteur en scène qui est comme un chef d’orchestre, on pose des questions à propos de tout. Il doit choisir le revolver, la couleur de la perruque.

En voix off, il décrit, par des plans très techniques qui sont autant de moments de grâce la synergie qui se fait : « À un certain moment, les ennuis ne comptent plus et le cinéma règne ». Les outils du façonnage des images animées sont donnés à voir par des séquences où les lignes mélodiques s’accélèrent et s’infléchissent pour se rencontrer. En refusant à dessein de s’épancher sur son amour du cinéma pour s’en tenir à ses ressorts technologiques, comme cette grue rouge qui génère les travellings verticaux, Truffaut dissimule avec pudeur sa charge émotive en suscitant notre envol. L’art du cinéma, tout comme l’art du roman chez Milan Kundera, repose sur des artifices qui subliment le processus créatif.

Un film physique sur l’amour des images dont l’objet est absent aux sens.

Les artifices du cinéma sont des simulacres. Les images font passer pour même ce qui est autre, et pour présent ce qui est absent. Les Grecs font la différence entre eidolon, lorsque l’image est prise pour la chose, et eikôn, lorsqu’il est bien entendu qu’une image n’est qu’une image. Truffaut insiste sur le fait qu’un film est seulement un artifice. Constamment, les séquences sont interrompues. Ferrand lui-même, à tout bout de champ, dit « coupez ». Il faut recommencer, y compris lorsque la séquence est réussie. Les gros plans sur les décors et les accessoires démythifient ce qui se joue. Ferrand passe son temps à dire que son film n’est qu’un film. Pourtant, les films qui ne sont que des films, ne disent pas qu’ils ne sont que des films. La Nuit américaine est donc plus qu’un film : dans son titre même est dévoilée l’illusion derrière laquelle repose l’art du cinéma. L’action est mise à distance par le narrateur qui la commente, se lance dans des digressions, ajoute des éléments féériques. Parmi ceux-ci, le procédé lui-même qui consiste à utiliser un filtre pour qu’un tournage de jour puisse générer les images d’une scène de nuit.

Au sens propre, dans ce film, un filtre technique peut transformer en images nocturnes les images diurnes. On assiste au tournage d’une séquence où tout est faux. Le jour est pris pour la nuit, la neige artificielle pour la neige naturelle, la doublure de l’acteur pour l’acteur. Le film que les acteurs du film tentent de réaliser disparaît sous les drames. Les coulisses se substituent à la scène.

Par analogie, Kundera, comme Truffaut, semble construire ses histoires devant le lecteur. “Cela fait bien des années que je pense à Tomas” dit le narrateur de L’insoutenable légèreté de l’être. Dans L’Immortalité, le récit émerge même en direct : “le mot Agnès surgit dans mon esprit. Agnès. Jamais je n’ai connu de femme portant ce nom”. Les images, chez l’un comme chez l’autre, sont des images d’illusion assumée. Nulle reproduction réaliste du monde n’a sa place ici. Regardez les ficelles, nous n’imitons pas la vraie vie, nous la recréons, ceci est une fiction faite d’espaces de liberté créative et d’ironie, une déclaration d’amour authentique.

 

Un film physique sur l’amour des images dont l’objet est absent aux sens mais dont le sens est présent.

Le sens qui émerge est à la fois direction et signification.

Direction : Ferrand dit qu’une époque du cinéma s’achève avec ce film et qu’on ne fera plus de films comme celui-ci. Les films seront tournés dans des décors réels, non en studio. La Nuit américaine est-elle la métaphore de la fin du cinéma ? La nuit d’un âge d’or à l’américaine, avec des métaphores empruntées au rêve américain, comme celle des diligences qui doivent arriver à destination.

Signification : on peut nommer métaphores les images textuelles. La plus célèbre de Truffaut est une métaphore géométrique qui apparaît dans L’Homme qui aimait les femmes.

« Les jambes des femmes sont des compas qui arpentent le globe terrestre en tous sens et lui donnent son équilibre et son harmonie. »

Celui qui semble voué à un désir récurrent et paraît collectionner les amantes comme autant d’objets est en réalité amoureux des métaphores. Comme l’est le docteur Havel dans Risibles Amours de Kundera : « On dit que je suis un collectionneur de femmes. En réalité, je suis bien plutôt un collectionneur de mots. »

Dans La Nuit américaine, plus le film avance, plus ses images visuelles, ou plus largement sensorielles, se trouvent surdéterminées, envahies par des métaphores textuelles qui constituent aussi bien une atteinte qu’une mise en lumière. En effet, une élucidation progressive des images visuelles est effectuée par les images textuelles, les métaphores. A la fin, la voix off de Truffaut/ Ferrand énonce une métaphore si englobante qu’elle semble engloutir les images traversées en les réduisant au statut d’illustrations :

« Je sais, il y a la vie privée, mais la vie privée, elle est boiteuse pour tout le monde. Les films sont plus harmonieux que la vie, Alphonse. Il n’y a pas d’embouteillages dans les films, il n’y a pas de temps morts. Les films avancent comme des trains, tu comprends ? Comme des trains dans la nuit. Les gens comme toi, comme moi, tu le sais bien, on est fait pour être heureux dans le travail, dans notre travail de cinéma. »

Les répliques se font punchlines. Les traces psychiques recouvrent la perception des images. Il y aurait antagonisme, conflit, entre l’ouverture des images sensorielles et la fermeture des images textuelles.

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Thotis Prépa

Des images pleines d’amour, sensorielles ou textuelles, qui se conjuguent ou se confrontent.

Le générique fait vibrer la parole dans l’image, manifestant leur dualité. On entend un chef d’orchestre, voix off, peut-être Georges Delerue, auteur de la musique du film, donner des consignes à ses musiciens : « Bien lier tout ça jusqu’au bout, que j’aie pas de trous du tout. » Ou encore : « Pas de sentimentalité hors de propos. Jouez des notes, c’est tout. »

Les images purement sensorielles, cinématographiques, picturales, musicales, plongeraient l’être dans des élans immédiats, une sentimentalité qui ne serait que sensiblerie. On peut penser ici à l’immédiateté du mélo ou du kitsch qui ravissent mécaniquement. Truffaut rejoint en cela le diagnostic de Kundera concernant la montée du kitsch, lorsque les totalitarismes ont besoin de créer de l’unité sans prendre le risque de développer la réflexion.

De même que Kundera, Truffaut rejette l’intellectualisme pur et dur qui ne serait qu’un dogmatisme abstrait. Dans son article de janvier 1954 intitulé Une certaine tendance du cinéma français, il montre les limites d’un pseudo réalisme psychologique prétendant éduquer du haut d’une idéologie prétentieuse. Il dénonce alors « un cinéma qui se sera tant appliqué à […] montrer la vie telle qu’on la voit d’un quatrième étage de Saint-Germain-des-Prés. »

Parallèlement, Kundera, dans Le Livre du rire et de l’oubli, rencontre les mots saisis à travers des situations concrètes :

« Il y a de plus en plus de musique, des dizaines, des centaines de fois plus qu’il n’y en a jamais eu à ses époques les plus glorieuses. Elle sort des haut-parleurs accrochés aux murs des maisons, des épouvantables machines sonores installées dans les appartements et les restaurants, des petits transistors que les gens portent à la main dans les rues ».

Kundera déplore l’effacement de la singularité culturelle et artistique de sa patrie, la Bohème, écrasée au moment de l’entrée des chars soviétiques dans Prague par la culture de la superficialité et de l’oubli, par la production standardisée et aseptisée d’œuvres en toc pour le grand public. Chez le cinéaste comme chez le romancier, même désenchantement face à la modernité et son consumérisme qui réduit la diversité culturelle. Pour cette raison, François Truffaut n’hésite pas à mettre en cinéma les situations concrètes qui se présentent à lui. Ferrand utilise ainsi les expressions spontanées des acteurs pour constituer leurs dialogues.

Des images pleines d’amour, sensorielles et textuelles, qui se conjuguent.

Les unes équilibrent les autres. La légèreté du sensoriel fait contrepoids à la gravité du textuel. A cette fin, le personnage de l’accessoiriste est décisif. Il rattache constamment l’aérien au terrestre.

Dans La Nuit américaine, Alphonse, qui tient le premier rôle du film que tourne Ferrand, demande systématiquement à tous les hommes si les femmes sont magiques. Alexandre se réfère au principe de réalité : certaines le sont et d’autres pas. Il ajoute qu’il n’est possible de jouer que par la magie de se sentir aimé, reprenant là des propos attribués à Mozart : « Je m’en vais te jouer tout ce que tu voudras mais dis-moi d’abord que tu m’aimes. » Truffaut fut régulièrement amoureux de ses actrices, sans doute pour les aider à jouer. Comme l’image a le pouvoir de préserver mais surtout d’intensifier la vie, c’est à travers le cinéma que Truffaut choisit de rencontrer la magie des femmes et des images qu’elles donnent envie de créer : « Qu’on écrive un roman ou un scénario, on organise des rencontres, on vit avec des personnages, on intensifie la vie. » Sans pour autant que cette intensité rime avec sacralité.

Chez Truffaut comme chez Kundera, le grand amour est désacralisé, l’érotisme est à la portée de tout le monde : la scripte fait des avances à l’accessoiriste, la stagiaire s’éprend du cascadeur, la maquilleuse d’à peu près tous les hommes du plateau, sans que ceci prête à conséquence, au grand dam d’Alphonse qui prend tout au premier degré et veut épouser sitôt qu’il croit aimer. Ce cinéma ressemble beaucoup à l’univers des romans de Kundera. « Bien sûr que les femmes ne sont pas magiques » explique Joëlle, bras droit de Ferrand, à Alphonse.

Philosophie, sagesse, légèreté soutenable rappellent le credo de Kundera : rire, ironiser, ne pas se prendre au sérieux. Les films de Truffaut parlent d’histoires d’amour banales, anodines, qui se font et se défont.

Des images pleines d’amour, sensorielles et textuelles.

Pas les unes sans les autres. « Beaucoup de silence et beaucoup de justesse », énonce la voix off du générique. Image et texte se côtoient sans s’écraser. Beaucoup d’images d’amour chez Truffaut, directes et brutes de décoffrage. Des métaphores sèches, ponctuelles, efficaces, comme chez Kundera : prosaïques, jamais filées, jamais lyriques, connectées directement au spectateur, ce qui les rend organiques, sensorielles. Humour et détachement sont permanents. Fête de l’insignifiance, dans la joie et la dérision.

Le vrai personnage de La Nuit américaine est le cinéma. Le cinéma règne. Le vrai personnage des romans de Kundera est la littérature. La littérature règne. Pour Kundera, les seuls romans qui vaillent la peine d’être lus sont ceux que l’on ne peut raconter, ceux qui ne peuvent faire l’objet d’aucune transposition dans aucun autre art. L’œuvre de Kundera est un hommage total au roman tout comme celle de Truffaut est un hommage total au cinéma. Le personnage de Ferrand raconte les dessous d’un tournage, et La Nuit américaine porte la parole du cinéaste sur trois générations : Ferrand adulte, Ferrand enfant, Alphonse entre les deux, qui veut aller voir des films plutôt que chercher un bon restaurant. Dans L’Immortalité, le personnage de Rubens est un écrivain qui est lui-même en train d’écrire un roman. Ferrand est à Truffaut ce que Rubens est à Kundera.

Des images pleines d’amour.

Truffaut affectionne les personnages attachants. C’est un cinéaste qui invente des personnages, qui aime créer des personnages, les mettre en scène et les faire vivre avec amour.

Reste de La Nuit américaine, au-delà de toute intellectualisation, un sentiment esthétique fort. La puissance harmonique du thème musical de Georges Delerue, inspiré par les canons de Jean-Sébastien Bach, fait littéralement s’envoler le cœur et l’âme. Cette sensualité-là, fondue aux coulisses les plus concrètes du métier, installe une emprise durable. La ligne musicale emporte dans le ciel, fait venir les larmes aux yeux, noue la gorge et trouble la vue tant la beauté nous inonde d’amour absolu.

Les films de Truffaut font penser, dans leur architecture, à des œuvres musicales en plusieurs parties comme aime à les composer Kundera. Avec des thèmes à variations, comme dans La Valse aux adieux. Le rythme auquel se succèdent les trois flashbacks oniriques de La Nuit américaine a tout d’une valse.

Des images pleines.

Chez Kundera, quatre propositions : exister en se faisant image devant une multiplicité de regards inconnus, ou une multiplicité de regards amicaux, ou l’être aimé, ou l’être absent imaginaire.

Truffaut ne peut exister que si d’autres yeux se tendent vers ses images, inconnus ou amicaux ou amoureux, ou imaginaires. Ceux qui voient les images du film s’identifient à l’enfant devenu cinéaste. Transfert émotionnel crucial. En pénétrant cet univers, les spectateurs virtuels que nous étions n’avaient plus que quelques minutes d’ignorance avant d’être transportés d’un rôle l’autre au gré de leurs explorations : public ravi de s’instruire, ami des personnages heureux de les retrouver à chaque nouveau visionnage, amoureux plein de gratitude et de déférence.

Des images.

L’image, par rapport au texte, c’est le jour et la nuit. Dans La Nuit américaine, la nuit prend la place du jour. La métaphore, image textuelle, se conjugue à l’image visuelle. La métaphore met de la nuit là où il y avait le jour. Mais le jour se fait à la fin du film. Et alors, les images se lèvent.

Illustration de couverture : Affiche du filmLa Nuit américaine (1973). 

Crédit : distributor of the film, Warner-Columbia Film